INTRODUCTION
David ROBINSON et Jean-Louis TRIAUD (éds)
Le Temps des marabouts
Itinéraires et stratégies islamiques en Afrique occidentale française
v. 1880-1960 (Edition, KARTHALA)
Shaikh al-Islam Al-Hadjj Ibrahim Niasse
Par Ousmane KANE
Après s’être heurté pendant la deuxième moitié du XIXe siècle à une farouche résistance musulmane en Sénégambie, l’entrepreneur colonial français, réussit au début du siècle à instaurer d’une part son règne, d’autre part la paix avec les musulmanes. Cette paix était rendue nécessaire par des contraintes que l’entreprise coloniale imposait aussi bien aux colonisateurs qu’aux colonisés. Pour les colonisateurs, dont la supériorité militaire était évidente, il importait de maintenir l’ordre et d’imposer une certaine orientation économique aux colonies, sans gaspiller les ressources limitées.
Pour les colonisés, et notamment les musulmans lettrés qui se sentaient investis du devoir de sauvegarder l’islam, la question était de savoir comment défendre et préserver leur religion face à la suprématie militaire des Européens qui avaient décimé tous les grands mouvements de résistance et démantelé les Etats sénégambiens. S’est imposée l’idée qu’en position de faiblesse, il faut savoir composer avec son ennemi pour « pouvoir réaliser ses objectifs par des moyens pacifiques », idée qu’exprime bien le conseil donné par Sa’Bu à son frère Ma al-Aynayn dans un épître intitulée « Exhortation à l’usage de tous et, particulièrement des proches, pour mettre en garde contre la guerre aux Français ».
L’ennemi mécréant est tellement armé et puissant que les habitants de ce pays doivent se garder de se hâter d’aller en guerre. Il est admis dans les règles de la sagesse que la défiance et la résistance ne sont possibles qu’entre deux adversaires dont les forces sont comparables mais non s’il y a disproportion. Or en ce moment, entre nous et l’ennemi, aucune comparaison n’est possible.
L’idée de composer avec l’ennemi remplaçait cette héritée de la philosophie politique musulmane classique qui divisait le monde en Dar al–Islam gouvernée selon la loi de l’islam, et en Dar al-harb justiciable de la Guerre sainte. Ainsi va être conclu un « compromis colonial » à la faveur duquel un establishment religieux va émerger dans les sociétés musulmanes coloniales de l’AOF du début du siècle. Certains membres de cet establishment travaillèrent en étroite collaboration avec le colonisateur au maintien de l’ordre colonial et jouirent d’une grande confiance de la part de celui-ci. D’autres, tout en proclamant leur loyauté à la France, adoptèrent un profil bas et furent toujours perçus avec méfiance par l’administration coloniale. Dans cette catégorie s’inscrit Ibrahim Niasse qui fonda au Sénégal en 1929 un mouvement qui, trois décennies plus tard, comptera des millions de disciples dans l’Afrique de l’Ouest et au-delà.
Dans cet exposé, nous nous proposons d’abord de retracer l’itinéraire d’une famille de literati, celle des Niasse pour montrer en quoi il illustre le passage de la résistance armée à l’accommodement à l’ordre colonial. Nous nous concentrerons ensuite sur le mouvement fondé par Ibrahim Niasse dont nous analyserons l’émergence, le mode de légitimation, les facteurs de développement en Afrique de l’Ouest ainsi que les rapports avec les administrations coloniales françaises et britanniques.
Contexte politique et social
Né en 1902 à Taiba Niassène, Ibrahim Niasse est le fils d’Abdoulaye Niasse (1844-1922), figure de proue de la Tijaniyya sénégambienne.
L’action d’Abdoulaye Niasse se situe dans une période de profonde instabilité géopolitique de la Sénégambie, marquée par l’effondrement des systèmes politiques traditionnels, et la conquête puis l’implantation coloniale française dans cette région. Cette implantation ne se fera point sans une résistance à laquelle ont été étroitement associées en Sénégambie la Tijaniyya et la figure de Maba Diakhou Bâ.
Maba Diakhou fut initié à la Tijaniyya par Al-Hajj Umar vers 1850. Après avoir soumis les principautés mandingues des rives de la Gambie au début des années 1860, Maba conquit tout le Saloum dès 1864, avant de soutenir en Sénégambie septentrionale la campagne de Lat Dior vers le Kajoor et de Alboury Ndiaye dans le Jolof. La période du jihad de Maba correspondait à une disette en Sénégambie, qui avait entraîné d’importantes migrations vers le Saloum, y compris de marabouts du Jolof. Sidi Muhammad Niasse, le père de Abdoulaye Niasse, faisait partie de ceux-ci. Selon Ibrahim Niasse, son grand-père Sidi Muhammad ainsi que son père Abdoulaye Niasse ont immigré au Saloum, lorsque Abdoulaye était âgé de 21 ans (soit vers 1865) pour répondre à l’appel au jihad de Maba. Ce dernier avait alors concédé toute l’étendue des territoires se situant entre Nioro et Koular aux marabouts du Jolof. Muhammad Niasse, le père de Abdoulaye, fonda le village de Niassène, et Momar Anta Sali, le père de Amadu Bamba, le village de Porokhane.
En réaction contre ce qu’ils considéraient comme un complot tijani associant marabouts et aristocrates et visant à soumettre la Sénégambie, les Français apportèrent un soutien logistique important aux adversaires de Maba. Ce fut lors d’une bataille contre l’un de ses adversaires, notamment le Sine, que Maba Diakhou tomba en 1867.
La plupart des marabouts se distancèrent alors de la résistance armée. Muhammad Niasse, le père d’Abdoulaye Niasse comptait au nombre de ceux-ci. Après avoir combattu aux côtés de Maba, il s’abstint de prendre parti en faveur des prétendants à sa succession, son fils Saër Maty et son frère Mamour Ndary et se retira dans son village de Niassène. Quant au fils de Muhammad, Abdoulaye Niasse, il était partisan d’une continuation de la Guerre sainte. Il se rangea dans un premier temps du côté de Saër Maty dont il était devenu un des conseillers les plus écoutés jusqu’en 1887, avant de se retirer dans le village de Taïba Niassène qu’il avait fondé en 1884 selon Mohammed Mbodj, à l’instar des communautés musulmanes sénégambiennes, à l’agriculture et à l’enseignement.
Abdoulaye Niasse se rend au pèlerinage à la Mecque en 1890 et visite la zawiya-mère de la Tijaniyya basée à Fez. Il y rencontra les principaux maîtres de la zawiya de Fez de l’époque notamment Sayyid al-Bashir al Tijani, Muhammad Wuld Abdallawi, Sidi Tayyib Sufyani, et Ahmed Sukayril.
En Sénégambie, son audience et sa clientèle augmentèrent considérablement au cours de la dernière décennie du siècle dernier. Un rapport du commandant de Nioro le donnait pour le marabout ayant le plus de disciples dans le Rip et dans le Saloum. De même, Paul Marty qui donne une idée assez précise de la distribution de la clientèle d’Abdoulaye Niasse dans la Sénégambie, fait valoir que de tous les groupements religieux dérivés d’al-Hajj Umar, la branche qu’Abdoulaye Niasse a fondée, était la plus importante, hors Futa.
Cette influence grandissante d’Abdoulaye Niasse finit par porter ombrage à Mandiaye Bâ, le fils de Mamour Ndary. Ce dernier, de concert avec l’administration coloniale, accuse Abdoulaye Niasse d’inciter à la révolte contre les Français en 1901. Bien que l’accusation fût infondée, une dure répression s’abattit sur Abdoulaye Niasse12. Le village de Taiba Niassène fut détruit par les Français et les biens de Abdoulaye confisqués. Il se réfugia, ainsi qu’un nombre important de ses disciples en Gambie, d’abord dans un village nommé Keur Samba Yacine à proximité de Ndiamacounda, puis ensuite à Sam à proximité de Koughel où il séjourné jusqu’en 1910. A cette date, il fut autorisé par les Français à s’installer à Kaolack grâce à la médiation de al-Hajj Malik Sy, auquel il était très lié, en tant qu’alter ego, mais dont il n’était pas le disciple contrairement à une opinion répandue.
Entretenant des relations étroites avec les différentes zawiya-s de la Tijaniyya, Abdoulaye Niasse avait reçu et/ou rendu visite à des shaikhs des principaux zawiya-s du Maghreb, du Machrek, et de la Mauritanie, notamment d’Ahmad ibn Sa’ih de Ayn Madi, Tayyib Sufyani de Fez, Muhammad Wuld al-Shaikh des Idaw Ali du Trarza, et le qadi Sukayraj Iyashi. Il avait obtenu au total 11 silsila-s (chaînes de transmission de la Tariqa) dans la Tijaniyya. Lors d’un de ses voyages à Fez, les responsables de cette zawiya lui confèrèrent l’itlaq, consécration suprême à la voie Tijaniyya à laquelle il avait initié en 1875 par Muhammad Ibrahim, initié par lui-même par al-Hajj Umar. Ainsi, il devenait le premier en Sénégambie à avoir à cette époque cette consécration dans la Tijaniyya.
L’année 1922 fut le témoin de la disparition des deux plus grandes figures de la Tijaniyya sénégalaise. Le 9 juillet, al-Hajj Abdoulaye Niasse rendait l’âme, soit douze jours après al-Hajj Malick Sy, décédé le 27 juin. A son fils aîné et successeur Muhammad, Abdoulaye Niasse léguait le leadership d’une communauté économiquement prospère et très réputé sur le plan intellectuel. Tel est le contexte dans lequel devait naître et évoluer Ibrahim Niasse.
Ibrahim Niasse
S’il y a deux intérêts auxquels le contexte que nous venons de décrire devait prédisposer Ibrahim Niasse, c’était bien la recherche du savoir et le goût pour le tasawwuf. Même si les contacts avec les ulama du Maghreb et du pays maure, ont contribué à affiner l’érudition de Ibrahim Niasse, le seul maître avec lequel, il ait appris est son père Abdoulaye Niasse. Après une solide formation coranique et en sciences religieuses, Ibrahim Niasse enseigne dans les écoles de Kaolack, Kossi et Taïba sous la direction de son frère aîné Muhammad Niasse. Son érudition et sa piété lui valent l’admiration de nombreux disciples de son père. A l’âge de 20 ans, soit en 1922, il écrit son premier ouvrage : Ruh-al-adab (le sens des bonnes manières). Le début des années 1930 correspond véritablement à celui de sa maturité intellectuelle dans la mesure où il y produisit l’essentiel des œuvres formulant son interprétation de doctrine de la Tijaniyya, notamment Kashif al-ilbas ‘an faydat al-khatm Abi ‘Abbas (1930), al-Sirr al-akbar wa nur al-abhar (1932 ; Le plus grand secret et la lumière la plus scintillante), Tanbih al-adhkiya fi kawn al-shaikh al-Tijani khatim al-awliya (1932 ; La levée du voile sur la grâce du sceau de la sainteté de Shaikh al-Tijani).
Sa profonde connaissance de l’eschatologie de la Tijaniyya le sensibilise à la notion de fayda (flux, grâce) citée dans le Jawahir al-maéani, mais également dans de nombreux autres traités de la Tijaniyya. Le concept de fayda renvoie à l’idée de diffusion de la grâce. Cette grâce qui, dans la perspective d’Ibrahim Niasse, permet de diffuser l’initiation spirituelle (tarbiya) réservée auparavant exclusivement à un nombre limité d’initiés, choisis parmi des gens versés dans la shari’a, à tous ceux qui le désirent.
C’est en 1929, l’année de la grande crise économique qu’Ibrahim Niasse va se proclamer médiateur de la grâce promise par Ahmad al-Tijani (Sahib al-fayda al-tijaniyya). Cette proclamation sera lourde de conséquence pour la cohésion des Niassènes. La branche niassène de la Tijaniyya va se scinder en deux : une première obédience dirigée par Muhammad Niasse, le fils aîné de Abdoulaye Niasse dont l’audience restait limitée à une partie des disciples d’Abdoulaye Niasse en Sénégambie ; une deuxième branche constituée dans un premier temps de ceux des disciples de son père qui avait fait allégeance à Ibrahim Niasse.
Source de légitimation
Il est bien connu que c’est par le biais des Maures de la tribu des Idaw Ali du trarza, relayés plus tard par al-Hajj Umar, que la Tijaniyya a pu s’implanter en Afrique subsaharienne. Ahmad al-Tijani avait élevé Muhammad al-Hafiz au rang de muqaddam (représentant) pour le pays maure. Et Muhammad al-Hafiz avait réussi l’exploit de convertir la plupart des Idaw Ali à la Tijaniyya ; ce, alors que les membres de cette tribu maure étaient auparavant des adeptes de la Qadiriyya. En 1934 déjà, un certain nombre des Idaw Ali vont reconnaître Ibrahim Niasse comme successeur d’Ahmad Al-Tijani. Ibrahim Niasse se servira habilement de cette force que constituait le soutien des ulama maures pour convaincre du bien-fondé de ses prétentions.
Rappelons à ce sujet qu’à plusieurs reprises, à la fin des années 1940, il a envoyé au Nigeria un de ses disciples : le Shaikh Muhammad al-Hadi ibn Mawlud Fal. Disciple très aimé de Muhammad al-Hafiz, Mawlud Fal, le grand-père du Shaikh Muhammad al-Hadi, a été le fer de lance de l’introduction de la Tijaniyya en Afrique
de l’Ouest. Aussi, les tournées de Muhammad al-Hadi vont contribuer à renforcer l’autorité de Ibrahim Niasse en pays hausa.
Ibrahim Niasse obtiendra cinquante silsila-s, parmi les plus dignes de foi. Ces silsila-s lui ont été décernés par des shaikhs tijanis maghrébins et mauritaniens. Chaque silsila attestant que tous les secrets de la doctrine lui ont été transmis et certaines le reconnaissant comme khalifa d’Ahmad al-Tijani. Parmi ces shaikhs, et pour ne citer que les plus connus, on peut évoquer les noms suivants : al-Hajj Abdullah ibn al-Hajj Alawi, al-Shaikh Muhammad al-Kabir ibn al-Sayyid Ahmad ibn Muhammad al-Abass al-Alawi, al-Shaikh Sukkayraj al-Iyashi, al-Shaikh Muhammad al-Amin ibn Baddi, al-Shaikh Muhammad al-Tayyib al-Sufyani.
La conquête de l’Afrique de l’Ouest
L’année 1937 marque un tournant décisif dans la vie d’Ibrahim Niasse. C’est à cette date qu’il se rend en pèlerinage à la Mecque pour la première fois. Il fait une escale à Fez. Le Shaikh Abd al-Salam al-Sa’id qui, en 1937, était le muqaddam de la zawiya de Fez, après s’être entretenu avec lui, lui dit qu’il était « le successeur (khalifa » d’Ahmad al-Tijani et l’intermédiaire entre le Prophète, les hommes et Ahmad al-Tijani ».
Fort de cette reconnaissante de la maison-mère, Ibrahim Niasse continue sa route vers la Mecque. Il y fera la rencontre de l’Emir de Kano Abdullahi Bayero, une rencontre, qui non seulement transformera sa vie, mais entraînera une redistribution des cartes dans le champ confrérique ouest-africain. De nombreux auteurs sont unanimes sur l’idée que l’émir Abdullahi Bayero vivait une crise psychologico-mystique intense et qu’il s’était rendu au pèlerinage dans le but de rencontrer le qutb al-zaman (pôle du temps). Il se laissa persuader qu’Ibrahim Niasse était bien le qutb al-zaman qu’il recherchait. Abdullahi Bayero, après avoir renouvelé son affiliation à la Tijaniyya auprès d’Ibrahim Niasse, l’invite à lui rendre visite au Nord-Nigeria. Ce qu’il fit, non pas en 1937, comme l’ont dit certains auteurs, mais en 1946, soit neuf ans après le pèlerinage. La guerre qui a eu lieu entre-temps a dû l’empêcher d’effectuer le voyage.
Lors de sa première visite privée de 1946 qui n’a duré que quelques jours, Ibrahim Niasse ne rencontre pas la plupart des ulama de Kano. Toutefois, il avait laissé quelques exemplaires de son ouvrage Kashif al-ilbas. A la lecture du Kashif al-ilbas qui est énorme fiche de lecture de la plupart des traités de tasawwuf, les ulama furent très impressionnés par l’érudition d’Ibrahim Niasse et sa connaissance des plus fines subtilités du tasawwuf. De là à ce qu’ils se convainquent qu’il était le qutb al-zaman, il n’y avait qu’un pas à franchir. Ce pas sera vite franchi du fait de l’adhésion de l’émir lui-même et de sa cour, mais aussi des ulama Salgawa, au Niassène.
A la différence de Zaria et Katsina, réputées pour l’enseignement de la grammaire arabe. Borno pour la mémorisation du Coran, Sokoto pour le mysticisme, Kano était un centre réputé d’apprentissage de la jurisprudence (fiqh). Le shaikh Mahmud Salga (m. 1937/1356), fondateur de l’école de Salga, était un des spécialistes les plus réputés du fiqh maliki à Kano. Un nombre important des ulama du Burkina Faso, du Niger, du Cameroun, du Tchad et du Nigeria (Sokoto, Kaduna, Zaria, Katsina), ont fréquenté l’école et sont devenus disciples des Salgawa. Après l’allégeance des fils de Salga à Ibrahim Niasse à la fin des années 1940, la plupart de leurs disciples et anciens élèves vont reconnaître l’autorité d’Ibrahim Niasse.
L’allégeance des Salgawa à Niasse s’explique-t-elle par le seul fait qu’ils étaient impressionnés par l’érudition d’Ibrahim Niasse ? La question peut se poser dans la mesure où les ulama Salgawa étaient eux-mêmes de grands érudits et possèdaient des silsila-s aussi crédibles que celles d’Ibrahim Niasse. Nous pensons avec Tahir Maigari que le parrainage de la famille émirale, très vénérée par la population de Kano, a été un facteur important pour gagner l’allégeance de Salga au Niassisme. Le seul souhait des Kanawa est d’être proches de la famille émirale. Les ulama, qui, plus que tout autre aspirent à augmenter leur clientèle et à se faire respecter, ne font pas exception à la règle. Les Salgawa, par leurs écrits, leur prosélytisme, vont contribuer plus que tous autres à faire connaître Ibrahim Niasse dès la fin des années 1940 au Nord du Nigeria, au Niger, au Tchad, au Ghana et au-delà. Le mouvement Fityan al-Islam, fondé par Mudi Salga au début des années 1960, deviendra par la suite un relais particulièrement actif de la Tijaniyya niassiyya au Nigeria.
Certains auteurs expliquent l’adhésion de l’aristocratie de Kano à la Tijaniyya par l’opposition entre Kano, ville millénaire et Sokoto capitale du califat fondée au lendemain du jihad d’Usman Dan Fodio au début du XIXe siècle. L’acceptation de la Tijaniyya était sans doute un moyen pour l’aristocratie de Kano de se démarquer de Sokoto où la Qadiriyya était la confrérie officielle.
Pour Muhammad Sanusi qui a succédé à son père Abdullahi Bayero au poste d’émir de Kano en 1953, l’allégeance à Ibrahim Niasse était aussi un moyen de mobiliser un soutien important qui aille au-delà de la seule ville de Kano. Ce, afin de mieux se positionner doublement dans le jeu politique nord-nigérian des années 1950 et dans son parti politique le Northern People’s Congress, dominé à l’époque par Amadu Bello, le Sardauna de Sokoto qui était un descendant d’Usman Dan Fodio. Entre le début des années 1950 et le début des années 1960, le mouvement d’Ibrahim Niasse se diffusa dans tout le Nigeria comme le décrit John Paden :
Reformed Tijaniyya also spread to non-northern urban centers, such as Lagos and Ibadan, owing largely to the influence of Kano traders in those cities and to the devotion of certain key Yoruba leaders to Ibrahim Niasse. Reformed Tijaniyya spread to the non Muslim towas of the Middle Belt, such as Wukari. Makurdi and Lokoja. In the Eastern Region, Afikpo became the major center, but there were significant zawiyas in Enugu, Onitsha, and Nsukka. In the Western Region,
Reformed Tijaniyya spread to Yoruba towns such as Agege, Shagamu, and IFo. In the mid-west, many of the urban Beni and Itsekiri peoples converted to Islam and followed the leadership of Ibrahim Niasse. Such towns as Yola, Gwambe, and Shellam became predominantly associated with Reformed Tijaniyya… (it) also spread to Muslim cities that had traditionally been opposed to Sokoto, such as Gusau (the center of Zamfara Hausa), Argungu (which fought Sokoto most of the nineteenth century), and Maiduguri, a successor city to Kukawa, which resisted the Fulani jihad.
A la fin de la période coloniale, Ibrahim Niasse comptait plusieurs millions de disciples dans tous les pays d’Afrique de l’Ouest, notamment en Mauritanie, au Niger, au Togo, Guinée, Ghana, Burkina Faso, Tchad, mais aussi au Nord du Cameroun. En Mauritanie, et où de nombreux descendants directs de Muhammad al-Hafiz ont fait allégeance à Niasse :
The movement rapidly took hold and by the end of the colonial period its spread had transformed the socio-religious geography of several regions of the country. In the post independence period this success has continued, and today the Niassiyya is the most dynamic and controversy of the sufi branches in Mauritania, playing a highly visible socio-political and economic role in rural and urban contexts.
En ce qui concerne le Ghana, les disciples d’Ibrahim Niasse sont surtout basés à Accra, Takoradi, Kumasi et Tamale. Au nord de Tamalé et notamment dans les zones de l’Islam jula, la Tijaniyya umarienne avait d’importants bastions qui n’ont pas répondu favorablement à l’appel d’Ibrahim Niasse. Au Togo où l’Islam est minoritaire, ses disciples sont quelques milliers de personnes, répartis entre les principaux centres de Tchamba, Bafilo, Kri-Kri, Atakpamé, Palimé et Lomé. Ils appartiennent souvent à l’ethnie Kotokoli et sont constitués en grande partie de jeunes. Dans une étude relativement récente sur la Tijaniyya au Soudan, Sidi ‘Awad Al-Karshani signale qu’Ibrahim Niasse compte un nombre important de disciples dans le Darfour et invite à ce que des recherches soient menées à ce sujet. Sean O’Fahey par ailleurs fait valoir que le mouvement de Niasse continue à l’heure actuelle à faire des disciples au Darfour et à Kordofan. Au Cameroun, Niasse va trouver des adhérents auprès des Jeunes du Pays Bamoon où son mouvement prend la forme d’une opposition larvée aux Lamidos.
Parmi les différents facteurs ayant été déterminants dans la popularité d’Ibrahim Niasse en Afrique de l’Ouest, il faut mentionner son pouvoir charismatique. Selon Mervyn Hiskett, « there is no doubt that the power of his du’a to save or damm was one of the things that laya t the root of Shaykh Ibrahim ‘s influence over his millions of followers ».
Un nombre important de disciples ou de sympathisants d’Ibrahim Niasse le vénéraient en raison de leur croyance à ses pouvoirs surnaturels. Il en est ainsi certainement de Kwame Nkrumah l’ancien président du Ghana à qui, il avait été présenté par son disciple Alhaji Noga. Le leader panafricaniste lui vouait une profonde admiration, parce que convaincu de ses pouvoirs exceptionnels.
C’est d’ailleurs Kwame Nkrumah qui, au début des années 1960, l’a recommandé à Abd al-Nasser en écrivant à ce dernier pour l’informer de l’arrivée prochaine d’Ibrahim Niasse en Egypte. Nasser reçut Ibrahim Niasse à son arrivée au Caire. Le président égyptien fut fortement impressionné par la grande érudition et l’arabophilie d’Ibrahim Niasse. Nasser était convaincu d’avoir rencontré l’homme qui relayerait sa pensée, sa vision panarabe et anticoloniale en Afrique subsaharienne.
A partir de cette période, commença entre les deux hommes une coopération à la faveur de laquelle le prestige d’Ibrahim Niasse ne cessera de se renforcer dans le monde arabe où il fut nommé Shaikh al-Islam. Il dirigea la prière de vendredi dans la mosquée arabe d’Al-Azhar en 1961, privilège qui auparavant n’avait été donné à aucun Africain de l’Ouest. Au début des années 1960, il fut nommé membre de l’Académie de recherches de l’Université d’Al-Azhar, ensuite Secrétaire Général adjoint de la Ligue Mondiale Islamique basée à la Mecque dont il avait été membre fondateur, puis Vice-président du Congrès Mondial Islamique basé à Karachi.
Etant donné le contentieux qui avait opposé Abdoulaye Niasse à l’administration coloniale française, la diffusion du mouvement d’Ibrahim Niasse dans tous les territoires français a-t-elle laissé l’administration coloniale française indifférente ? Quant à l’administration coloniale britannique, a-t-elle essayé de restreindre le mouvement d’Ibrahim Niasse dans les territoires sous son contrôle et a fortiori pendant la fin de l’époque coloniale ? Ces questions méritent à présent d’être abordées.
Ibrahim Niasse et les administrations coloniales
Il ne serait pas exagéré de dire qu’Ibrahim Niasse est l’une des personnalités musulmanes ayant le plus intrigué l’administration coloniale en AOF, de la fin des années 1940 à l’indépendance. Tout en proclamant à chaque fois qu’il se rendait à l’étranger sa loyauté à la France et en prenant notamment soin de rendre des visites de courtoisie aux consulats français, il a toujours gardé une relative autonomie vis-à-vis de l’administration coloniale. Celle-ci n’était certes pas dupe de ses proclamations de loyalisme, mais dans la mesure où il a toujours pris soin de ne pas s’opposer à elle, et parce qu’il avait une importante clientèle dans toute l’Afrique Occidentale, cette dernière n’a jamais jugé opportun de l’arrêter ou de le déporter comme elle l’a fait pour Hamallah ou Amadu Bamba.
De nombreux témoignages dans ce sens se trouvent dans différents rapports du Bureau des Affaires Politiques du Gouvernement général de l’AOF au ministère de la France d’Outre-mer, qui se trouvent aux Archives du ministère de la France d’Outre-mer basées à Aix-en-Provence. Il convient de noter que sur les dossiers personnels des chefs religieux musulmans de l’AOF figurant dans le dossier 5 du carton 2258 conservés dans ces archives, celui d’Ibrahim Niasse était le plus volumineux. Il est constitué en partie de rapports spéciaux de surveillance, et des rapports généraux sur l’islam en Afrique de l’Ouest. La sous-chemise d’Ibrahim Niasse fait plus de cent pages. Bien que son père fut connu des autorités coloniales, Ibrahim Niasse n’a attiré l’attention de celles-ci qu’à partir de la fin des années 1940, plus exactement à partir de 1948. Une correspondance abondante entre le ministère de la France d’Outre-mer et le gouvernement général conseillant une surveillance vigilante d’Ibrahim Niasse se trouve dans cette sous-chemise.
Plusieurs raisons poussaient les autorités coloniales à la méfiance. D’abord, du fait qu’Abdoulaye Niasse avait toujours gardé ses distances vis-à-vis de l’administration coloniale et n’avait à proprement parler jamais eu sa confiance, cette dernière gardera toujours un préjugé défavorable pour ses successeurs. Ensuite, la diffusion du mouvement d’Ibrahim Niasse s’est faite dans une période relativement courte, entre 1948 et le début des années 1950, période pendant laquelle, nous le savons, étaient formulées des demandes d’émancipation dans les colonies, ainsi qu’un mouvement de panarabisme et panislamisme en provenance des pays arabes dont l’administration coloniale craignait qu’il n’ait d’écho dans les colonies au sud du Sahara. Par ailleurs, Ibrahim Niasse gardait ses distances par rapport au gouvernement général. Plusieurs rapports d’administrateurs témoignent dans ce sens dont nous citerons les suivants : « Cet homme qui n’a jamais demandé au gouvernement le moindre soutien officiel, la moindre lettre d’introduction, a manifesté récemment le désir de voir le gouvernement local se faire représenter au prochain Mawlud à Kaolack ». Dans le même ordre d’idées : « Contrairement à ses collègues, grands marabouts, voyageurs et quêteurs, il est bon de noter qu’Ibrahim Niasse n’a jamais demandé aucune recommandation ni aucune facilité aux autorités administratives, en échange de ses proclamations de loyalisme ».
En mars 1952, soit un an après qu’Ibrahim Niasse eut fait sa première apparition publique au Nord-Nigeria et eut été : « ovationné par une foule délirante venue de 300 à 400 kilomètres à la ronde », le commandant Mangin, alors chef du service des affaires musulmanes de l’AOF, avait effectué une mission au Nigeria. Dans son rapport, il faisait en ces termes état de la popularité d’Ibrahim Niasse :
Si l’on demande aux musulmans à Kumasi, à Accra, à Lagos, à Porto-Novo, à Ibadan, à Zinder ou dans le Nord de la Nigeria, quel grand personnage religieux ils connaissent, tous vous répondent d’une seule voix « Ibrahima Kaolacki ». Peu d’entre eux l’ont vu cependant car il n’a fait que de deux brefs séjours à Kano et une seule escale entre deux avions à Lagos et à Accra. Rien dans le rapport ne permet de dire que l’objectif de la visite de Mangin était de faire le point sur le mouvement d’Ibrahim Niasse. Toutefois, il y a peu de doute que la diffusion du mouvement en Afrique de l’Ouest préoccupait suffisamment les Français pour justifier à la fois un voyage du chef des services musulmans de l’AOF et la recherche d’une coopération franco-britannique pour suivre son mouvement et d’autres mouvements de plus près, comme le prouve le rapport suivant :
Personnage d’une grande intelligence, très lettré dont le loyalisme qu’il manifeste à chaque occasion à notre égard n’est peut-être pas à toute épreuve, mais qu’il y a intérêt à ménager, Cheikh Ibrahim Niasse représente une des composantes essentielles des forces islamiques en AOF où son influence se développe continuellement au Sénégal, au Soudan et surtout au Niger.
Ce n’est pas sans inquiétude que l’on voit un homme exercer sur des masses considérables et sans cesse croissantes une attraction poussée fréquemment jusqu’à l’anthropolâtrie et les encadrer dans une organisation qu’il tient bien en main, mais aussi convient-il tout en nous employant à entretenir son loyalisme à l’égard de la France, de suivre son action avec vigilance.
Nous avons donc Français et Britanniques intérêt à poursuivre et à rendre plus complets nos échanges d’informations sur les activités du Cheikh Ibrahim Niasse et sur le développement de la force de la Tijaniyya qu’il représente.
Cette note de cinq pages consacrés essentiellement à Ibrahim Niasse est confortée par de nombreuses autres dans le même sens, y compris celle-ci :
L’influence extraordinaire que le Marabout sénégalais Ibrahim Niasse de Kaolack a acquise en quelques années en Nigeria, en Gold Coast, et à un moindre degré en Gambie, mériterait d’être suivie de près conjointement par les Britanniques et par nous-mêmes.
La discrétion avec laquelle il a mené son action d’organisation de la Confrérie Tijania dans ces régions, la réserve dont il fait preuve vis-à-vis des administrations coloniales, la passion qu’il a mise au cours de la dernière campagne électorale au Sénégal – à soutenir le thème de la « Défense de l’islam » constituent, du point de vue de ses relations avec nous, un passif que ne peuvent compenser les exhortations qu’il fait publiquement à ses fidèles d’avoir à obéir aux autorités européennes dont ils dépendent.
L’administration coloniale britannique en Afrique occidentale nourrissait une méfiance tant vis-à-vis des mouvements de réforme au sein de la Tijaniyya que vis-à-vis du mouvement d’Ibrahim Niasse. En 1925, un rapport en ce sens incitait à la vigilance à leur égard :
Special vigilance with regard to Tijani must not be relaxed. It is not the ordinary spread of the Tijani creed so much as the reactionary scheming of pretended revivalists that might rightly cause apprehension… These attempts at reform lead to passionate discussions, excite religious feeling, awaken fanaticism and sometimes provokes bitter conflict, they have also the specially undesirable effect of recalling the minds of the sectaries to the original Morrocan conceptions. These tendencies are moreover especially dangerous in that the doctrine and the simplified rites attract the youthful element with its inclination to disorderly behaviour and its susceptibility to the influence of the hot-beds of pan-Islamic Fanaticism.
En ce qui concerne l’administration britannique, elle se méfiait d’Ibrahim Niasse autant que l’administration française. Mais la forte popularité d’Ibrahim Niasse ainsi que le parrainage des autorités émirales sur lesquelles rappelons-le, les Britanniques s’appuyaient pour gouverner le Nord-Nigeria, jouèrent en sa faveur. Le témoignage suivant est illustratif à cet égard :
Les autorités britanniques sont très inquiètes de la prochaine venue d’Ibrahim Niasse en Nigeria (de 1957). Elles seraient fort désireuses de s’opposer à ce déplacement, mais n’osent le faire en raison du respect que lui porte l’Emir de Kano, et de la popularité extrême dont il jouit dans la Northern Region.
Même si d’une manière générale, la stratégie d’Ibrahim Niasse vis-à-vis de l’administration coloniale était de cultiver le consensus, en janvier 1960, il a fait exception à cette règle.
Des déclarations de Monseigneur Lefebvre, futur chef de file de l’église intégriste, avaient suscité une grande polémique et poussé Ibrahim Niasse à adopter des positions anticléricales et anticoloniales. Dans la France catholique du 18 décembre 1959, Monseigneur Lefebvre déclarait que :
On a lancé des phrases qui portent à la révolution : le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, le droit à l’indépendance… La mainmise de la Russie ou de la Chine sur l’Afrique devient de jour en jour une réalité ! Chose inattendue pour ceux qui connaissent mal l’Islam : ce sont les pays à majorité musulmane qui se détachent le plus rapidement de l’Occident et font appel aux méthodes communistes, assez semblables à celles de l’islam : fanatisme, collectivisme, esclavage vis-à-vis des faibles, sont dans la tradition de l’islam.
Cette déclaration provoqua une vive émotion au sein de la communauté musulmane, Ibrahim Niasse adressa le 5 janvier 1960 une lettre ouverte à Monseigneur Lefebvre, qui se trouvait être un pamphlet très controversé. Il récusa le fait que la liberté, l’égalité et la fraternité aient été réalisées en Europe en citant un auteur occidental qui dénonce les droits et privilèges dont continuaient à bénéficier nobles, aristocrates, hommes d’église en Occident et s’en prit à l’église en ces termes :
Les travailleurs pauvres et les paysans malheureux paient des impôts de plus en plus lourds, tandis que les prêtres paresseux et oisifs voient leurs biens augmenter à leur profit au point que chacun d’eux détient une richesse beaucoup plus considérable que celle d’un milliard de ses concitoyens réunis, malgré le tapage que font ces privilégiés autour de l’équité, la justice et l’égalité.
Il accusa l’église de vivre en s’enrichissant sur le dos des travailleurs. L’église « dont l’œuvre éducative, fit valoir Ibrahim Niasse, n’atteint pas le dixième des efforts déployés par les musulmans dans la plus grande partie de l’Afrique pour éduquer les masses ». Il dénonça également le colonisateur et promit une libération prochaine du joug colonial : « quant à la servitude des Africains, voici la question que je pose à ce sujet : ce sont les quelques Européens chrétiens, envahisseurs et colonisateurs de l’Africain, qui ont essayé de les asservir, ou est-ce le contraire ? Ce vingtième siècle est parcouru par un courant de liberté et de nationalisme que rien ne saurait arrêter, par conséquent tous les pays seront gouvernés par leur population…, l’ère du gouvernement d’un pays par des étrangers est à jamais révolue. Donc l’Afrique aux Africains ! ».
Même si Ibrahim Niasse avait participé en 1952 au mouvement de la «Défense de l’islam qui fut le thème principal du Congrès socialiste de 1952 », ce dont les administrateurs coloniaux semblent lui avoir tenu rigueur à l’exception de l’épisode Lefebvre, il a toujours fait montre, à l’instar des autres chefs religieux musulmans sénégalais de volonté de coexistence pacifique. De même la réaction vigoureuse à l’encontre de Monseigneur Lefebvre ne signifie point qu’il soit un anti-chrétien notoire. Dans ses archives personnelles de Kaolack, on trouve une correspondance datée des années 1970 entre Ibrahim Niasse et différentes autorités catholiques, notamment l’ancien Nonce apostolique d’Afrique occidentale Mario Oliveri, mais aussi avec le Cardinal Marella qui présidait le Secrétariat du Vatican chargé des relations avec les non-chrétiens. Dans une lettre adressée au Nonce apostolique du Sénégal, Ibrahim Niasse ne disait-il pas :
En 1971 déjà, j’avais salué les efforts renouvelés de Sa Sainteté le Pape Paul VI vers la rencontre des religions révélées. A mon humble avis cette attitude n’est point une innovation pour un musulman éclairé, car le Coran nous dit : « Oui, ceux qui ont cru et ceux qui se sont judaïsés, et les Nazaréens et les Sabéens, quiconque a cru en Dieu et au Jour dernier et fait œuvre bonne, pour ceux-là, leur récompense est auprès de leur Seigneur. Sur eux, nulle crainte, et point ne seront affligés ».
Il ne serait pas exagéré de dire qu’Ibrahim Niasse est l’une des personnalités musulmanes ayant le plus intrigué l’administration coloniale en AOF, de la fin des années 1940 à l’indépendance. Tout en proclamant à chaque fois qu’il se rendait à l’étranger sa loyauté à la France et en prenant notamment soin de rendre des visites de courtoisie aux consulats français, il a toujours gardé une relative autonomie vis-à-vis de l’administration coloniale. Celle-ci n’était certes pas dupe de ses proclamations de loyalisme, mais dans la mesure où il a toujours pris soin de ne pas s’opposer à elle, et parce qu’il avait une importante clientèle dans toute l’Afrique Occidentale, cette dernière n’a jamais jugé opportun de l’arrêter ou de le déporter comme elle l’a fait pour Hamallah ou Amadu Bamba.
De nombreux témoignages dans ce sens se trouvent dans différents rapports du Bureau des Affaires Politiques du Gouvernement général de l’AOF au ministère de la France d’Outre-mer, qui se trouvent aux Archives du ministère de la France d’Outre-mer basées à Aix-en-Provence. Il convient de noter que sur les dossiers personnels des chefs religieux musulmans de l’AOF figurant dans le dossier 5 du carton 2258 conservés dans ces archives, celui d’Ibrahim Niasse était le plus volumineux. Il est constitué en partie de rapports spéciaux de surveillance, et des rapports généraux sur l’islam en Afrique de l’Ouest. La sous-chemise d’Ibrahim Niasse fait plus de cent pages. Bien que son père fut connu des autorités coloniales, Ibrahim Niasse n’a attiré l’attention de celles-ci qu’à partir de la fin des années 1940, plus exactement à partir de 1948. Une correspondance abondante entre le ministère de la France d’Outre-mer et le gouvernement général conseillant une surveillance vigilante d’Ibrahim Niasse se trouve dans cette sous-chemise.
Plusieurs raisons poussaient les autorités coloniales à la méfiance. D’abord, du fait qu’Abdoulaye Niasse avait toujours gardé ses distances vis-à-vis de l’administration coloniale et n’avait à proprement parler jamais eu sa confiance, cette dernière gardera toujours un préjugé défavorable pour ses successeurs. Ensuite, la diffusion du mouvement d’Ibrahim Niasse s’est faite dans une période relativement courte, entre 1948 et le début des années 1950, période pendant laquelle, nous le savons, étaient formulées des demandes d’émancipation dans les colonies, ainsi qu’un mouvement de panarabisme et panislamisme en provenance des pays arabes dont l’administration coloniale craignait qu’il n’ait d’écho dans les colonies au sud du Sahara. Par ailleurs, Ibrahim Niasse gardait ses distances par rapport au gouvernement général. Plusieurs rapports d’administrateurs témoignent dans ce sens dont nous citerons les suivants : « Cet homme qui n’a jamais demandé au gouvernement le moindre soutien officiel, la moindre lettre d’introduction, a manifesté récemment le désir de voir le gouvernement local se faire représenter au prochain Mawlud à Kaolack ». Dans le même ordre d’idées : « Contrairement à ses collègues, grands marabouts, voyageurs et quêteurs, il est bon de noter qu’Ibrahim Niasse n’a jamais demandé aucune recommandation ni aucune facilité aux autorités administratives, en échange de ses proclamations de loyalisme ».
En mars 1952, soit un an après qu’Ibrahim Niasse eut fait sa première apparition publique au Nord-Nigeria et eut été : « ovationné par une foule délirante venue de 300 à 400 kilomètres à la ronde », le commandant Mangin, alors chef du service des affaires musulmanes de l’AOF, avait effectué une mission au Nigeria. Dans son rapport, il faisait en ces termes état de la popularité d’Ibrahim Niasse :
Si l’on demande aux musulmans à Kumasi, à Accra, à Lagos, à Porto-Novo, à Ibadan, à Zinder ou dans le Nord de la Nigeria, quel grand personnage religieux ils connaissent, tous vous répondent d’une seule voix « Ibrahima Kaolacki ». Peu d’entre eux l’ont vu cependant car il n’a fait que de deux brefs séjours à Kano et une seule escale entre deux avions à Lagos et à Accra. Rien dans le rapport ne permet de dire que l’objectif de la visite de Mangin était de faire le point sur le mouvement d’Ibrahim Niasse. Toutefois, il y a peu de doute que la diffusion du mouvement en Afrique de l’Ouest préoccupait suffisamment les Français pour justifier à la fois un voyage du chef des services musulmans de l’AOF et la recherche d’une coopération franco-britannique pour suivre son mouvement et d’autres mouvements de plus près, comme le prouve le rapport suivant :
Personnage d’une grande intelligence, très lettré dont le loyalisme qu’il manifeste à chaque occasion à notre égard n’est peut-être pas à toute épreuve, mais qu’il y a intérêt à ménager, Cheikh Ibrahim Niasse représente une des composantes essentielles des forces islamiques en AOF où son influence se développe continuellement au Sénégal, au Soudan et surtout au Niger.
Ce n’est pas sans inquiétude que l’on voit un homme exercer sur des masses considérables et sans cesse croissantes une attraction poussée fréquemment jusqu’à l’anthropolâtrie et les encadrer dans une organisation qu’il tient bien en main, mais aussi convient-il tout en nous employant à entretenir son loyalisme à l’égard de la France, de suivre son action avec vigilance.
Nous avons donc Français et Britanniques intérêt à poursuivre et à rendre plus complets nos échanges d’informations sur les activités du Cheikh Ibrahim Niasse et sur le développement de la force de la Tijaniyya qu’il représente.
Cette note de cinq pages consacrés essentiellement à Ibrahim Niasse est confortée par de nombreuses autres dans le même sens, y compris celle-ci :
L’influence extraordinaire que le Marabout sénégalais Ibrahim Niasse de Kaolack a acquise en quelques années en Nigeria, en Gold Coast, et à un moindre degré en Gambie, mériterait d’être suivie de près conjointement par les Britanniques et par nous-mêmes.
La discrétion avec laquelle il a mené son action d’organisation de la Confrérie Tijania dans ces régions, la réserve dont il fait preuve vis-à-vis des administrations coloniales, la passion qu’il a mise au cours de la dernière campagne électorale au Sénégal – à soutenir le thème de la « Défense de l’islam » constituent, du point de vue de ses relations avec nous, un passif que ne peuvent compenser les exhortations qu’il fait publiquement à ses fidèles d’avoir à obéir aux autorités européennes dont ils dépendent.
L’administration coloniale britannique en Afrique occidentale nourrissait une méfiance tant vis-à-vis des mouvements de réforme au sein de la Tijaniyya que vis-à-vis du mouvement d’Ibrahim Niasse. En 1925, un rapport en ce sens incitait à la vigilance à leur égard :
Special vigilance with regard to Tijani must not be relaxed. It is not the ordinary spread of the Tijani creed so much as the reactionary scheming of pretended revivalists that might rightly cause apprehension… These attempts at reform lead to passionate discussions, excite religious feeling, awaken fanaticism and sometimes provokes bitter conflict, they have also the specially undesirable effect of recalling the minds of the sectaries to the original Morrocan conceptions. These tendencies are moreover especially dangerous in that the doctrine and the simplified rites attract the youthful element with its inclination to disorderly behaviour and its susceptibility to the influence of the hot-beds of pan-Islamic Fanaticism.
En ce qui concerne l’administration britannique, elle se méfiait d’Ibrahim Niasse autant que l’administration française. Mais la forte popularité d’Ibrahim Niasse ainsi que le parrainage des autorités émirales sur lesquelles rappelons-le, les Britanniques s’appuyaient pour gouverner le Nord-Nigeria, jouèrent en sa faveur. Le témoignage suivant est illustratif à cet égard :
Les autorités britanniques sont très inquiètes de la prochaine venue d’Ibrahim Niasse en Nigeria (de 1957). Elles seraient fort désireuses de s’opposer à ce déplacement, mais n’osent le faire en raison du respect que lui porte l’Emir de Kano, et de la popularité extrême dont il jouit dans la Northern Region.
Même si d’une manière générale, la stratégie d’Ibrahim Niasse vis-à-vis de l’administration coloniale était de cultiver le consensus, en janvier 1960, il a fait exception à cette règle.
Des déclarations de Monseigneur Lefebvre, futur chef de file de l’église intégriste, avaient suscité une grande polémique et poussé Ibrahim Niasse à adopter des positions anticléricales et anticoloniales. Dans la France catholique du 18 décembre 1959, Monseigneur Lefebvre déclarait que :
On a lancé des phrases qui portent à la révolution : le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, le droit à l’indépendance… La mainmise de la Russie ou de la Chine sur l’Afrique devient de jour en jour une réalité ! Chose inattendue pour ceux qui connaissent mal l’Islam : ce sont les pays à majorité musulmane qui se détachent le plus rapidement de l’Occident et font appel aux méthodes communistes, assez semblables à celles de l’islam : fanatisme, collectivisme, esclavage vis-à-vis des faibles, sont dans la tradition de l’islam.
Cette déclaration provoqua une vive émotion au sein de la communauté musulmane, Ibrahim Niasse adressa le 5 janvier 1960 une lettre ouverte à Monseigneur Lefebvre, qui se trouvait être un pamphlet très controversé. Il récusa le fait que la liberté, l’égalité et la fraternité aient été réalisées en Europe en citant un auteur occidental qui dénonce les droits et privilèges dont continuaient à bénéficier nobles, aristocrates, hommes d’église en Occident et s’en prit à l’église en ces termes :
Les travailleurs pauvres et les paysans malheureux paient des impôts de plus en plus lourds, tandis que les prêtres paresseux et oisifs voient leurs biens augmenter à leur profit au point que chacun d’eux détient une richesse beaucoup plus considérable que celle d’un milliard de ses concitoyens réunis, malgré le tapage que font ces privilégiés autour de l’équité, la justice et l’égalité.
Il accusa l’église de vivre en s’enrichissant sur le dos des travailleurs. L’église « dont l’œuvre éducative, fit valoir Ibrahim Niasse, n’atteint pas le dixième des efforts déployés par les musulmans dans la plus grande partie de l’Afrique pour éduquer les masses ». Il dénonça également le colonisateur et promit une libération prochaine du joug colonial : « quant à la servitude des Africains, voici la question que je pose à ce sujet : ce sont les quelques Européens chrétiens, envahisseurs et colonisateurs de l’Africain, qui ont essayé de les asservir, ou est-ce le contraire ? Ce vingtième siècle est parcouru par un courant de liberté et de nationalisme que rien ne saurait arrêter, par conséquent tous les pays seront gouvernés par leur population…, l’ère du gouvernement d’un pays par des étrangers est à jamais révolue. Donc l’Afrique aux Africains ! ».
Même si Ibrahim Niasse avait participé en 1952 au mouvement de la «Défense de l’islam qui fut le thème principal du Congrès socialiste de 1952 », ce dont les administrateurs coloniaux semblent lui avoir tenu rigueur à l’exception de l’épisode Lefebvre, il a toujours fait montre, à l’instar des autres chefs religieux musulmans sénégalais de volonté de coexistence pacifique. De même la réaction vigoureuse à l’encontre de Monseigneur Lefebvre ne signifie point qu’il soit un anti-chrétien notoire. Dans ses archives personnelles de Kaolack, on trouve une correspondance datée des années 1970 entre Ibrahim Niasse et différentes autorités catholiques, notamment l’ancien Nonce apostolique d’Afrique occidentale Mario Oliveri, mais aussi avec le Cardinal Marella qui présidait le Secrétariat du Vatican chargé des relations avec les non-chrétiens. Dans une lettre adressée au Nonce apostolique du Sénégal, Ibrahim Niasse ne disait-il pas :
En 1971 déjà, j’avais salué les efforts renouvelés de Sa Sainteté le Pape Paul VI vers la rencontre des religions révélées. A mon humble avis cette attitude n’est point une innovation pour un musulman éclairé, car le Coran nous dit : « Oui, ceux qui ont cru et ceux qui se sont judaïsés, et les Nazaréens et les Sabéens, quiconque a cru en Dieu et au Jour dernier et fait œuvre bonne, pour ceux-là, leur récompense est auprès de leur Seigneur. Sur eux, nulle crainte, et point ne seront affligés ».
Conclusion
Comme nous l’avons montré plus haut, Ibrahim Niasse a toujours su manipuler l’administration coloniale avec habileté. Sans jamais attaquer la France pendant la période coloniale, il était tout à fait évident qu’il avait des sympathies panarabes et panislamiques et son propre objectif. Son indépendance, associée à son érudition et sa célébrité, lui valurent la plus grande hostilité de l’administration coloniale, qui, si l’on en juge par les rapports, ne supportait pas de voir qu’un Africain puisse avoir autant de soutien et remette ainsi en cause son projet hégémonique. De nombreux rapports ne se limitaient pas seulement à donner des faits sur Ibrahim Niasse ou à les analyser, mais s’employaient véritablement à le discréditer, véhiculant à dessein de fausses informations sur lui. Les rapports sont nombreux, dans la sous-chemise Ibrahim Niasse, le traitant de « marabout affairiste », « affilié à la SFIO, mais en réalité opportuniste », « individu à la filiation détestable », « soufi de mauvais foi », « moralité douteuse ».
La liste est très longue de qualificatifs péjoratifs et nous invitons les chercheurs à une lecture particulièrement critique des archives coloniales sur Ibrahim Niasse
Selon Mervya Hiskett, le mouvement de Ibrahim Niasse était celui qui comptait le plus de disciples en Afrique de l’Ouest à la fin de l’époque coloniale. Non seulement, de nombreux musulmans y avaient adhéré, mais par son biais, des animistes et des chrétiens se convertissaient en masse à l’islam. En outre, ce mouvement était devenu le rival le plus sérieux des églises chrétiennes en pleine expansion à la fin de la conquête coloniale. Ce mouvement nous semble avoir été dans une large mesure une revanche des jeunes. Que ce soit les Haidara de Ségou, les cadets de la famille de Muhammad al-Hafiz, des Idaw Ali du Trarza, les Sakho du Futa Toro, les Salga au Nigeria, les jeunes constituèrent souvent les porteurs idéologiques et les relais du mouvement d’Ibrahim Niasse dans leurs différents pays. L’attrait de ce mouvement s’explique en grande partie par le fait qu’il prônait une plus grande démocratisation du sacre.
L’impact de ce mouvement en Afrique n’a été jusqu’ici étudié que partiellement et beaucoup reste à faire. Nous sommes relativement mieux informés sur ce mouvement au Nigeria et au Sénégal qu’ailleurs. Des études sont en cours sur son impact sur la Mauritanie, mais très peu de choses ont été écrits sur les autres pays d’Afrique, comme le Ghana, le Burkina, le Tchad, le Niger, le Soudan nilotique où le mouvement d’Ibrahim Niasse continue d’être très dynamique et où, nous l’espérons, de nouvelles études seront menées dans le futur.
Le temps des marabouts, des « grands marabouts », est aujourd’hui révolu. Sous la domination française, l’islam a fait, en Afrique de l’Ouest, l’un des plus grands bonds en avant de sa longue histoire. Il est également devenu un élément identitaire majeur des sociétés soudano-sahéliennes qui s’étendent du Sénégal au lac Tchad. Il y a donc là un héritage important à évaluer. Retourner vers ce passé proche et mal connu ne procède pas d’une quelconque nostalgie mais vise à répondre aux interrogations des historiens et des nouvelles générations d’Afrique.
Le temps des marabouts est aussi celui de la coopération entre les élites musulmanes et les autorités coloniales. Cette enquête, fondée sur les recherches de spécialistes de trois continents, montre comment ce qui s’est noué entre les uns et les autres est infiniment plus diversifié et nuancé que les concepts trop limités de « résistance/collaboration » pourraient le laisser penser. Cette étude vise donc à dépasser les simplifications et les non-dits, voire les tabous, pour restituer, dans toute leur complexité, les itinéraires et les stratégies d’individus, de groupes et de sociétés se réclamant de l’islam pendant les trois ou quatre générations de l’ère coloniale.
Cet ouvrage est le fruit d’un colloque tenu à Aix-en-Provence en septembre 1994, avec le soutien du National Endowment for the Humanities (Washington), de la Michigan State University et de l’Université de Provence.
This volume explores the relations of Muslim societies and colonial authorities in French West Africa. Based on a 1994 wokshop sponsored by the National Endowment for the Humanities, Michigan State University ant the Université de Provence, it examines these relations across the different regions and periods of French colonial rule and invites comparison with the northern Nigeria under British rule. It looks at the dilemmas which Muslims faced at conquest and colonial rule by non-African and non-Muslim, and at marabouts and their constituencies, among them those who accommodated more or less with the colonial order and those who kept their distance from it in different ways.
David ROBINSON est professeur d’histoire et d’études africaines à la Michigan State University, spécialiste de la Sénégambie, et auteur de The Holy War of Umar Tal, (Oxford, 1988), traduit en français sous le titre La guerre sainte d’al-Hajj Umar (Kartbala, 1988).
Jean-Louis TRIAUD est professeur d’histoire de l’Afrique à l’Université de Provence, auteur de La Légende noire de la Sanûsiyya ? Une confrérie musulmane sous le regard français, 1840-1930 (MSH, Paris, et IREMAM, 1995) et directeur de la revue annuelle Islam et Sociétés au sud du Sahara.
Collection dirigée par Jean COPANS |